Bulletin de la Grange Saint Bernard de Clairvaux 1er semestre 2024 (nouvelle formule)
Abonnement 1 an : 20 € – N° ISSN 1 66 27 27
DE QUEL SAINT BERNARD AVONS-NOUS BESOIN AUJOURD’HUI POUR PENSER
L’ANTISEMITISME ET l’ANTIJUDAÏSME ?
Édito
L’URGENCE ET LA NÉCESSITE
« Il n’a fallu que quelques jours pour que la victime devienne le bourreau, note le théologien Grégory Solari, dans une tribune publiée dans le journal La Croix du 8 mai dernier. L’espace nécessaire pour que le tissu de représentations qui s’attachent au nom « Israël » précipite presque naturellement l’inversion de la perspective. Depuis lors, rien, ni l’étendue des massacres du 7 octobre, ni leur nature, pour ne rien dire des otages encore détenus, aucun argument ne vient modifier cette inversion lexicale ».
Comme son titre l’indique et comme nous l’avons réaffirmé en introduisant la nouvelle série inaugurée l’an dernier, notre revue s’est donnée pour objet de rendre compte de la présence de saint Bernard aujourd’hui. De quel saint Bernard avons-nous besoin aujourd’hui ? La question, posée en liminaire de cette nouvelle série, demeure notre question fondamentale. Quitte à bouleverser l’ordre établi de notre programmation, nous reviendrons à cet objectif chaque fois que cela s’avèrera nécessaire, chaque fois que nous aurons l’intuition que saint Bernard peut nous aider à comprendre notre temps, les événements qui s’y déroulent. C’est ce que nous faisons avec ce numéro. Nous différons le thème prévu initialement pour nous rendre attentifs à ce qui se passe aujourd’hui autour de nous et, relisant saint Bernard et les pères cisterciens, nous donner quelques outils pour éclairer notre pensée, nous aider à être vigilants.
Or c’est à la vigilance que nous appellent les événements de ces derniers mois. Le 7 octobre 2023, l’État d’Israël a été attaqué comme il ne l’avait jamais été depuis sa création en 1948. Cet État, qui, comme le rappelle Grégory Solari, a d’abord été fondé comme État-refuge, pour que le peuple juif y trouve asile face aux pogroms qui saccageaient les ghettos d’Europe et qui ont débouché ensuite sur la Solution finale, l’Extermination et les camps de la mort. L’attaque du 7 octobre n’est pas de même nature que l’invasion de l’Ukraine par la Russie, aussi terrible soit celle-ci. Les massacres, le bruit et la fureur du 7 octobre participent de ce qui s’est produit en Europe avant la guerre et se trouve, de fait, relié à la Shoah. La réaction des Israéliens, pour anéantir le Hamas terroriste et antisémite a été lue, par la doxa comme une action de guerre, si j’ose dire « commune » ou la manifestation d’un impérialisme colonisateur. Or, souligne Grégory Solari, si la Shoah ne justifie pas tout, « sa mise entre parenthèses rend incompréhensible la défense par Israël d’une terre qui constituait jusqu’au 7 octobre moins une revendication qu’un refuge. Comme aussi l’invocation d’un combat dont la motivation dépasse la causalité historique du conflit israélo-palestinien. Comme l’écrit Emmanuel Levinas dans Politique après ! (qu’il faut relire urgemment aujourd’hui), « le sionisme, prétendument pure doctrine politique, porte au plus profond de son être l’image renversée d’une certaine universalité et en est aussi le redressement. Cette écharde dans la chair n’est pas un droit à la pitié. C’est la mesure de l’étrange fermeté d’une intériorité, c’est-à-dire d’un manque d’appui dans le monde, de l’absence de toute “position de repli préparée à l’avance” et de toute issue. D’un dernier retranchement.
Telle est la terre même qu’Israël possède dans son État. L’effort de la bâtir et de la défendre se tend sous la contestation et la menace permanente et croissante de tous les voisins. État dont l’existence reste en question dans tout ce qui en constitue l’essence ; alors que la terre des nations politiques est toujours le fameux “fond qui manque le moins” et qui reste quand tout est perdu. Terre qui, pour Israël, est enjeu ou impasse. »
Ce « fond » qui peut venir « à manquer », explique Solari, « c’est non une terre. C’est la chair d’Israël – la réserve d’humanité dont le régime nazi a voulu priver le peuple juif. Comme l’idéologie du Hamas après (faut-il rappeler que parmi les otages détenus à Gaza figurent des survivants des camps ?) ».
Dans un article paru dans la revue K, en janvier dernier, Jacques Ehrenfreund explique comment historiens et commentateurs ont aplati la lecture de ces événements. Nous rendons compte de cet article, précisément parce qu’il permet de donner à notre regard l’envergure qui lui manque. Jacques Ehrenfreund fait référence à l’antijudaïsme chrétien qu’il distingue de l’antisémitisme. L’antijudaïsme participe d’une vision que les chrétiens ont longtemps développée à propos des juifs et que, sans doute, ils continuent parfois d’exprimer aujourd’hui, celui-là même qui explique les réactions européennes et mondiales au sujet de la guerre de Gaza. Il me semble qu’il faut entendre ce que dit Jacques Ehrenfreund. Même si cela dérange, ou parce que cela dérange. Il faut l’entendre et l’étudier attentivement. Et notamment examiner ce qu’il nous dit de l’universalité, attachée au christianisme, et du particularisme d’Israël. Cette question de l’universel et du particulier, qui travaille aussi la philosophie et la pensée d’aujourd’hui, nous concerne grandement, ne serait-ce que parce qu’elle est au centre du synode sur le synode qui préoccupe l’Église catholique en ce moment. Il nous faut l’aborder de front. La synodalité appelle sans aucun doute à revoir notre manière de penser l’universalité du message évangélique et celle de l’Église (sa catholicité). Ce vaste chantier aura besoin de plus de temps que n’en laisse le synode lui-même.
Dans ce numéro, nous publions aussi un article ancien de Joël Regnard sur saint Bernard et les Juifs qui a l’avantage de présenter la pensée de l’abbé de Clairvaux dans sa complexité, sans cacher ses ambiguïtés mais en révélant aussi son caractère inédit, novateur et utile pour aujourd’hui. Un extrait du dernier livre de Pierre Alban Delannoy concernant la synodalité de la fondation de Cîteaux permet également d’éclairer la réflexion sur l’universel et le particulier au sein de l’Église.
Enfin, pour parfaire ce numéro décidemment très bernardin, Pascal Sonzogni revient sur l’apport d’Etienne Goutagny à propos de l’œuvre de saint Bernard.
LE 7 OCTOBRE, LE RETOUR DE LA GUERRE ET L’ANTIJUDAÏSME CHRETIEN
Dans une conférence donnée dans le cadre d’un colloque organisé au MAHJ (musée d’art et d’histoire du judaïsme) à Paris en décembre 2023, dont le texte a été repris dans la revue K, en janvier de cette année, Jacques Ehrenfreund analyse la critique radicale des Juifs à laquelle se livre l’opinion européenne et occidentale qu’il apparente moins à l’antisémitisme qu’à un retour de l’antijudaïsme chrétien. Son article s’intitule : « Le retour de la guerre, les Juifs et la crise de l’Histoire ».
Une telle analyse ne peut que nous interroger, nous chrétiens, et nous inviter à examiner la manière dont le christianisme a vu les Juifs et le judaïsme au long de son histoire et comment cette vision nourrit les réactions d’aujourd’hui.
Les fondements de l’antijudaïsme chrétien traditionnel
Dans ce texte exigeant, Jacques Ehrenfreund part de l’incompréhension que rencontre la guerre d’Israël (à Gaza). Selon lui, celle-ci trouve sa source dans un rapport à l’histoire qu’il est urgent de ressaisir. « Depuis les années soixante, soit moins de vingt ans après la Shoah, l’Europe s’est entendue pour condamner l’antisémitisme, et pour mettre en place des politiques visant à l’endiguer ; cela était d’autant plus nécessaire, écrit-il, que l’antijudaïsme avait été pendant des siècles un schème fondamental qui conditionnait le rapport à l’histoire des sociétés chrétiennes. » Il explique que l’Église, en affirmant s’être substituée au vieux peuple d’Israël, a jeté la suspicion sur celui-ci en laissant entendre que son existence aurait par-là même dû s’achever. Dès lors, l’obstination des Juifs à exister est devenue pour le christianisme « un mystère et un scandale ». Il s’ensuit qu’ « un rapport singulier à l’histoire s’est construit sur cette théologie de la substitution : l’ancien Israël était reconnu comme porteur d’une vérité, contenue dans ses textes, mais une vérité qui avait été accomplie par la venue et le sacrifice du Christ. »
Ehrenfreund explique que l’événement de Jésus a été lu par les chrétiens comme la fin de l’histoire telle que l’ont racontée les Juifs. Les chrétiens ne comprennent pas pourquoi le peuple juif « s’obstine à poursuivre une existence déchue, pourquoi il continue à faire comme si rien n’était advenu ». L’incapacité qu’ont les Juifs à voir la vérité chrétienne ne constitue-t-elle pas, demande-t-il, « une insulte et une menace pour l’unité du genre humain ? » On pourrait dire que le christianisme a construit l’universalité de son message contre le particularisme juif. Cette obstination des Juifs à aller « contre le sens de l’histoire », constituerait une menace pour la paix et l’unité de l’humanité. Pour Ehrenfreund, ce postulat, si fécond dans le passé, a repris du service en octobre dernier. Cette trame fondatrice de l’antijudaïsme peut expliquer qu’au moment même où se produisait le plus important massacre de Juifs depuis 1945, s’énonçait aussi la critique la plus radicale à leur égard. »
De l’incapacité à penser le 7 octobre
Pour penser le 7 octobre, « l’histoire juive aurait dû être la ressource permettant de comprendre ce qui venait de se produire : saisir un événement consiste à le situer dans une série d’occurrences antérieures, ou à rendre visible ce que l’on n’a encore jamais vu ». Or, dans les jours qui ont suivi le 7 octobre, « on a pu constater à quel point cette ressource faisait défaut. »
Deux jours après l’attaque du Hamas, note-t-il, « les informations sur ce qui venait de se produire étaient déjà massives : on savait les massacres systématiques et indifférenciés, les viols et sévices sexuelles massifs, les tortures, les enlèvements, les otages bébés ou personnes âgées, l’acharnement sur les cadavres, la destruction minutieuse des maisons, des kibboutzim… L’ensemble dénotait une pulsion génocidaire de type pogromiste. Dans le contexte de l’État d’Israël, celui-là même dont la vocation était que le pogrom ne puisse plus se reproduire, il faisait retour à la manière d’une ruse de l’histoire.
Après un tel événement si flagrant, « on aurait pu s’attendre à ce que les spécialistes de cette histoire le voient et le disent. D’aucuns l’ont fait, pas tous, loin de là ». Beaucoup n’ont pas saisi « la dimension singulière de l’événement – la résurgence du pogrom dans le contemporain » En outre, note Jacques Ehrenfreund, à côté de ceux qui ne voyaient pas ce que par profession ils auraient dû voir, d’autres semblaient voir des choses qui ne s’étaient pas produites, ou plus exactement, se sont mis immédiatement à replacer l’événement dans un contexte », c’est-à-dire le contexte du conflit israélo-palestinien. « On se souvient que c’est le Secrétaire général de l’ONU le premier, qui alors que les morts n’étaient pas encore enterrés », mettait en avant ce contexte.
Or, écrit Ehrenfreund, « postuler un lien causal entre une politique israélienne, aussi critiquable soit-elle, et le 7 octobre participe d’une occultation de la dimension génocidaire de l’événement. Cette dimension est pourtant la nouveauté radicale que l’historien devrait être à même de saisir. Cette nouveauté est ce à quoi Israël est confronté, ce à partir de quoi il doit envisager son action. Rappelons que les actions du Hamas se sont produites sur le territoire d’Israël, celui que la communauté internationale lui reconnait sans contestation. Mobiliser le contexte colonial, c’est refuser de voir la dimension singulière de ce qui s’est déroulé le 7 octobre. Dans un conflit territorial entre deux revendications nationales, même dissymétriques du point de vue de la puissance militaire, on peut imaginer des actions pour forcer l’ennemi à accéder à ce qu’il s’obstine à refuser. L’opération militaire est conçue comme un élément de préparation à une négociation future, parce que l’on sait qu’il faudra à terme parvenir à un compromis. Le mouvement national palestinien a usé de cette stratégie à de nombreuses reprises par le passé. »
Jacques Ehrenfreund souligne qu’il est évident que « le 7 octobre n’avait pas pour visée de forcer l’adversaire à la négociation, ou au compromis politique. Ce qui a surgi en plein cœur du conflit israélo-palestinien, c’est une action qui s’en prend aux Juifs pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font. Il les désigne comme un ennemi avec lequel aucune conciliation n’est recherchée. Une connaissance même lacunaire de la Charte du Hamas, de son antisémitisme radical et exterminateur, aurait dû suffire pour percevoir cette dimension de l’événement. Mais c’est précisément ceux qui auraient dû permettre de saisir cette dimension qui ont veillé à ce qu’elle n’apparaisse pas. »
L’auteur explique que « l’inversion est un mode opératoire traditionnel de l’antijudaïsme. Rendre les Juifs responsables de ce que l’on vient de leur faire subir ou que l’on s’apprête à leur infliger, telle a été traditionnellement la manière de justifier la violence à leur encontre. Avant les expulsions du Moyen Âge, fleurissaient les accusations d’empoisonnement des puits, ou de meurtres rituels. L’antijudaïsme chrétien a mobilisé tout particulièrement l’accusation de déicide ; porter la responsabilité de la mort de Dieu lui-même alimentait la désignation des Juifs comme ennemis de l’humanité ».
L’ambivalence de la relation des chrétiens aux juifs
Dans les années qui ont suivi la Shoah, « la réintégration des Juifs a permis aux Européens de surmonter, superficiellement du moins, la culpabilité postérieure à l’événement, et d’évacuer la question de l’antisémitisme. Mais peut-on pour autant considérer que les motifs les plus anciens de l’antijudaïsme traditionnel ont entièrement disparus ? » Au nombre de ceux-ci, « celui qui paraît central concerne leur incapacité postulée à comprendre le sens de l’histoire, et tout particulièrement les leçons à tirer de la destruction des Juifs d’Europe. Pour comprendre comment le 7 octobre peut avoir enclenché une vague sans précédent d’hostilité envers les Juifs, il faut saisir ce qui s’est rejoué d’un antijudaïsme traditionnel, distinct de l’antisémitisme. »
Jacques Ehrenfreund rappelle que le rapport du christianisme à l’Ancien Testament est fondateur d’une relation à l’histoire et à son sens profond. « En effet, note-t-il, le corpus juif est tout à la fois reconnu, nié et accompli, c’est-à-dire dépassé. Le christianisme n’a cessé de présenter les textes de l’Ancien Testament comme particularistes, mais également comme figuratifs de la vérité chrétienne. C’est la raison pour laquelle c’est de leur dépassement que pouvait advenir la vérité, mais c’est ce qui rendait aussi nécessaire leur préservation. » Ambivalence, donc. Sur laquelle, un travail d’actualisation théologique est aujourd’hui non seulement nécessaire mais urgent. Sans doute la pensée de Bernard de Clairvaux sur les Juifs, elle aussi, marquée par cette ambiguïté, peut-elle être d’un précieux secours pour avancer sur ce chemin difficile mais indispensable.
Pour Ehrenfreund, cette ambivalence tient au fait que le christianisme traditionnel pense sauver la signification profonde du corpus juif, en proposant d’en dépasser définitivement le caractère particulariste. « Il accomplit le sens profond du texte précisément parce qu’il le libère de ce qui est perçu comme une obsession du peuple et de la Loi. Ce dépassement est la condition pour faire advenir une religion dans laquelle communie toute l’humanité, et qui fait enfin régner la paix ». On voit bien comment c’est l’universalité affirmée du christianisme, principalement celui de l’Église catholique, la difficulté intrinsèque de celle-ci à penser les particularismes jusque dans ses propres rangs, qui fait obstacle. Les débats du synode pour le synode en témoignent largement.
Pour l’auteur, « l’antisémitisme moderne s’était distingué de l’antijudaïsme en ceci qu’il rompait avec l’ambivalence qui était au cœur du christianisme. Pour l’antisémitisme apparu avec le dix-neuvième siècle, les Juifs étaient exclusivement du côté de la négativité. Saisir ce dont nous sommes les contemporains suppose de faire l’effort de comprendre ce qui est réapparu de l’ambivalence ancienne. »
L’histoire juive confisquée par l’Europe
« Après la guerre et le discrédit qui a frappé l’antisémitisme, un puissant mouvement s’est fait jour en Europe, qui a cherché à réintégrer les Juifs, à leur faire une place. Mais paradoxalement, ce moment de découverte de la tradition « judéo-chrétienne » a, en rompant avec l’antisémitisme, renoué avec l’ambivalence caractéristique de l’antijudaïsme. Ce qui est réapparu dans ce mouvement, c’est l’espoir que les Juifs se départent finalement de leur particularisme, reconnaissent leur erreur et rejoignent enfin une humanité d’autant plus indivise qu’elle s’était défaite progressivement de sa coloration trop directement chrétienne. Les Européens se sont compris depuis les années soixante comme la pointe avancée d’un mouvement de sécularisation et de progrès ; ils sont persuadés d’avoir tiré toutes les leçons de leurs erreurs anciennes, celles qui avaient culminées dans la destruction des Juifs d’Europe. Ils sont dorénavant certains d’avoir compris la signification profonde de cette histoire et d’en avoir tiré les conclusions les plus justes. La guerre, le nationalisme ne sont que des expressions négatives d’un particularisme qu’il est urgent de laisser derrière soi. Le sens de l’histoire est à la paix et à l’unité » L’histoire globale, commente Jacques Ehrenfreund, est la nouvelle modalité de la recherche historique et « tous ceux qui feraient autre chose sont accusés d’alimenter un roman national ».
Ce qui est particulièrement pertinent dans l’analyse de l’auteur c’est ce qu’il dit à propos de l’histoire même des Juifs après la Shoah que la pensée européenne s’est en quelque sorte appropriée et qu’elle a reconditionnée : « Aux yeux des Européens, l’histoire contemporaine des Juifs est porteuse d’une signification singulière, du fait de leur extermination : il est une urgence particulière à en garder la mémoire, précisément parce que c’est du dépassement de cette histoire qu’a pu surgir le nouveau monde réconcilié avec lui-même, un monde qui a enfin surmonté ses divisions et qui en a définitivement fini avec la guerre ».
« Pour l’existence européenne, il n’est pas de plus grande fierté que d’être parvenue à faire régner la paix et l’unité : ce serait la preuve que toutes les leçons ont été tirées de l’histoire récente.
L’union de l’Europe serait l’aboutissement de ce dépassement, d’où le rôle qui incombe aux Juifs, à l’identique de ce qu’avait été le leur dans l’antijudaïsme traditionnel.
Le problème est qu’une nouvelle fois, les Juifs, cette fois-ci à travers un État, font la preuve qu’ils n’ont pas compris le message universaliste. En faisant la guerre, une guerre rapidement taxée de génocidaire, ils constituent de nouveau une menace pour la paix et pour l’unité du monde. » Le sens de l’histoire que se raconte l’Europe est celui d’une souffrance surmontée et d’une unité retrouvée. Après avoir été le terrain de deux guerres mondiales et du pire des massacres, il semble enfin y régner l’unité. À cette histoire, Israël, comme État dans lequel les Juifs font la guerre, fait obstacle.
Une nouvelle fois, les Juifs semblent ne pas avoir tiré les bonnes conclusions de l’histoire, ni même de leur propre destruction. Il semble leur manquer une capacité à saisir le sens profond de leur propre histoire, de même qu’ils n’avaient pas saisi le sens de leurs propres textes.
La Shoah aurait dû leur faire comprendre que leur particularisme était fini, or ils ont interprété l’événement en termes de nécessité impérieuse de mise en place d’un État engagé, y compris par la guerre, dans leur défense.
Les Juifs ont tiré une conclusion nationale et particulariste de l’histoire de l’antisémitisme et de la Shoah, voilà le reproche qui leur est adressé et qui est redoublé aujourd’hui par celui de faire un usage inapproprié de cet événement.
Les Juifs ont majoritairement vu dans la Shoah la justification indiscutable du projet israélien, dont la vocation était précisément d’empêcher qu’elle puisse se reproduire.
Nouvelle déception, nouvelle hostilité
« Les Européens, postnationaux, postcoloniaux, postmodernes convaincus, voient eux dans l’État juif, une mauvaise solution, voire la pire des réponses possibles. À leurs yeux, la Shoah est la preuve ultime du fait que tout nationalisme est potentiellement génocidaire, que tout conflit territorial fait potentiellement surgir un colonialisme.
Cette nouvelle incapacité des Juifs à comprendre le sens profond et véritable de leur propre histoire, engendre une déception nouvelle : ils s’évertuent à faire la guerre, à se défendre, à conquérir parfois, à tuer et à coloniser, précisément parce qu’ils n’ont pas compris ce que les Européens ont, eux, tiré comme conséquence de leur histoire.
La nouvelle hostilité qui découle de cette critique ne porte pas sur les Juifs en tant que tels, mais sur le fait qu’ils refusent de saisir le sens profond de leur histoire. Elle ne relève pas de l’antisémitisme dans sa version 19e siècle, mais renoue avec l’ambivalence fondatrice de l’antijudaïsme.
Une nouvelle déception s’est faite jour, liée à cette incapacité, comme la première fois, à accepter le sens de l’histoire que pointait la majorité. Pourquoi tant d’obstination à poursuivre une aventure inutile, telle semble être la question adressée à Israël, depuis une Europe convaincue de vivre enfin dans un monde qui a laissé derrière lui les vicissitudes de la guerre. Le surgissement d’un conflit au cœur même du continent en février 2022 avait commencé à ébranler cette certitude, sans pourtant la faire disparaître. La guerre qu’Israël mène contre une organisation islamiste qui a déjà menacé l’Europe, et ne cesse de répéter sa volonté de recommencer, aurait pu signer un moment de convergence entre les Juifs et les Européens. Force est de constater qu’il n’en est rien, et que c’est à l’inverse une incompréhension mutuelle profonde qui se trouve remise en selle à cette occasion. »
Quelles exigences pour les chrétiens ?
Une telle analyse pour rude et inconfortable qu’elle soit doit nous aider, nous chrétiens, à repenser notre relation au judaïsme sur d’autres bases que celle des positions traditionnelles qui ont fondé un antijudaïsme qui ressurgit aujourd’hui sous une autre forme, et spécifiquement dans l’opinion européenne. Un énorme chantier nous attend – chantier théologique et pastoral, qui passe par une conversion de notre regard, c’est-à-dire d’abord par une relecture en profondeur de nos textes, de l’Évangile, des Actes des Apôtres, des lettres de Paul. C’est elle qui nous fera considérer (au sens bernardin du terme1) l’universalité de la Bonne Nouvelle. Le synode pour l’Amazonie nous montre un chemin qui conduit l’Église à accepter les particularismes et la singularité des territoires, des nations, des cultures, des histoires mêmes, à oser parler de l’Église au pluriel.
Pierre Alban Delannoy
1 La considération, selon Bernard de Clairvaux, est une bonne approche méthodologique puisqu’elle demande de se départir d’une vision globale et totalisante pour prendre en compte ce qui est en nous, au-dessous de nous, à côté de nous, et au-dessus de nous, c’est-à-dire la singularité des situations qui se vivent.