Présence de St Bernard n°117

Bulletin de la Grange Saint Bernard de Clairvaux 4e trimestre 2021
Abonnement 4 numéros : 20 € – N° ISSN 1 66 27 27

Série 2021 : Sous le regard de Cîteaux

N°117 : la modernité

Sommaire

Page 2. Stéphane Vincent. L’Église d’ici.
Page 3. Édito. Sous le regard de Cîteaux, épisode 3.
Page 5. Pierre Alban Delannoy L’Ecologie, un exercice de charité.
Page 8. Denise Baudran. Creusons, il en viendra de l’eau.
Page 10. Pierre Alban Delannoy. L’Amazonie, l’écologie et l’Eglise.
Page 13. Lecture biblique. La nature idolâtrée.
Page 16. Bernard Detrez. Notes de lecture.

PROLOGUE DU PETIT EXORDE

LETTRE DES PREMIERS MOINES DE CITEAUX À LEURS SUCCESSEURS SUR LE DÉBUT DU MONASTÈRE DE CITEAUX

Nous, les moines de Cîteaux, premiers fondateurs de cette Église, nous écrivons aux moines qui vont venir après nous. Par cet écrit, nous leur faisons connaître comment ce monastère a commencé, et de quelle façon nous avons vécu en ce lieu. Nous racontons comment tout cela s’est passé, selon le droit de l’Église et avec quels supérieurs. Nous donnons le nom et la date des événements.

Avec cet écrit, on pourra bien connaître la vérité sur le début de notre famille. Alors, ceux qui viendront après nous aimeront plus fortement ce lieu et notre façon de vivre la Règle. C’est Dieu qui nous a donné de commencer à mener cette vie.

Nous avons supporté le poids du jour et de la chaleur, sans nous décourager. Nous demandons à ceux qui viendront après nous de prier pour nous.

La Règle montre un chemin difficile et étroit. Sur ce chemin, nos successeurs fatigueront jusqu’à le dernier souffle. Mais un jour, ils déposeront leur corps comme on dépose un poids, et ils pourront se reposer, heureux, dans un repos sans fin.

Édito

Sous le regard de Cîteaux, épisode 4

Qu’est-ce qu’être moderne ?

Moderne renvoie d’abord à ce qui est actuel. Est moderne, ce qui est de notre temps, dans le vent. La modernité s’apparente à ce qui se fait aujourd’hui, dans le présent où nous sommes. Dans les années soixante on est moderne en dansant le twist, et on l’est aujourd’hui en dansant le hip-hop. Moderne signifie nouveau. La perception d’un  présent différent du passé est relativement récente et n’a cessé de s’accélérer. On s’est mis à percevoir le monde dans le mouvement du temps, comme une réalité changeante, provisoire, appelée à être défaite, refaite, jetée à la poubelle, reconstruite. Dans un tel monde rien ne dure, tout est relatif. Difficile d’y concevoir l’absolu, la transcendance.  Héraclite, au Ve siècle avant notre ère, le décrivait déjà comme une rivière qui coule. Le mouvement s’est accéléré depuis lors et en quelques décennies, la vitesse l’emporte et l’use, le démode, plus vite encore. On a parfois dit de notre monde qu’il était liquide. Si nous nous reconnaissons dans la modernité, nous nous identifions à ce mouvement et nous nous percevons nous-mêmes comme des bouchons emportés par le flux. Les humains deviennent des objets jetables eux-mêmes et dont les existences ne font que se succéder.

Une autre définition de la modernité est liée à un âge de la culture et de l’histoire humaine qui a précisément privilégié le temps dans sa représentation du monde. Au XVIIe siècle, en Europe, la littérature et les arts sont agités par la querelle des Anciens et des Modernes. Les tenants des Anciens (parmi lesquels on trouve La Fontaine, Racine, La Bruyère, Corneille) sont attachés à des formes artistiques immuables, venues de l’Antiquité grecque et romaine, tandis que les modernes (comme Charles Perrault ou Molière) prônent des thèmes et des styles nouveaux. La modernité veut le changement. L’art moderne, qui s’est développé en Occident au XIXe et XXe siècles, est une belle illustration des changements qui s’opèrent. Les peintres se mettent à changer de regard, en privilégiant la subjectivité. Les premiers, les impressionnistes se mettent à regarder non pas le paysage mais la manière ils les voient, altérés par la lumière changeante, les expressionnistes la manière dont ils sont transformés par leurs humeurs et leurs émotions. L’abstraction s’intéresse aux modifications de notre perception provoquées par la vitesse et le mouvement. Ce qui est central dans la modernité, c’est le sujet humain. L’homme prend la place de Dieu, il devient le critère et la mesure de toute chose.

Les Temps modernes ont mis l’histoire au cœur de notre représentation du monde. A partir du XVIIIe siècle, les Européens se sont mis à penser le monde à partir de son évolution. Ils ont vu dans la marche du temps, une avancée positive, les marques d’un progrès. Ce progrès a d’abord été sensible dans les sciences et les techniques, c’est-à-dire dans la manière dont celles-ci ont pu accroître notre connaissance de la nature, améliorer les conditions de vie de l’homme dans les domaines de l’hygiène et de la santé, des déplacements, du travail. Les Lumières ont fait entrer l’idée que cette évolution positive concernait aussi le domaine social et que les relations humaines pouvaient être objet de progrès. Ainsi a-t-on pu parler de progressisme. On a prétendu que l’humanité avançait dans son histoire vers une amélioration morale, sociale et politique. La philosophie idéaliste de Hegel a donné à l’Histoire une orientation positive. L’histoire n’est plus alors le compte rendu des événements qui se sont succédé dans le passé, mais elle est la substance même de la société et des activités humaines. L’Histoire a une finalité, elle est tendue vers un avenir qui lui donne son sens., qui donne au monde humain son accomplissement. Pour Marx, qui reprend le système hégélien en le renversant, l’accomplissement de l’Histoire est la fin des classes sociales. Il croit voir dans l’Histoire un mouvement de luttes des classes qui avance vers la victoire du prolétariat et l’établissement d’un état du monde sans classe sociale, le communisme. Le XXe siècle a été ce temps paradoxal au cours duquel, le progressisme n’a cessé de se développer tout en montrant sa vanité : les régimes communistes ont montré le visage cruel de la modernité (des centaines de millions de morts en URSS et en Chine) et le nazisme que le refus de la modernité n’était pas plus moral que celle-ci. La catastrophe écologique révèle, quant à elle, que la technique a engendré une destruction massive des espèces vivantes et du cadre naturel de la vie de l’homme lui-même.

La modernité s’est construite sur l’idée qu’il y avait un sens à l’Histoire, que celle-ci avançait vers un avenir plus radieux, que les avancées étaient inéluctables, que le présent est meilleur que le passé, que les inventions humaines ouvrent sur du mieux, que ce qui est actuel est supérieur à ce qui a précédé.

Toutefois, le XXe siècle a montré qu’il n’en était rien. A la fin de celui-ci est née l’idée de la fin de l’Histoire. Et la postmodernité a développé l’idée que le présent seul comptait et que tout se vaut dans un relativisme fusionnel. Le néolibéralisme s’est développé sur les nouvelles technologies de la vitesse et de l’immédiateté, du flux tendu et de la satisfaction immédiate. Les idées du progrès qui s’appuyait sur les attentes et la préparation d’un futur avaient au moins l’avantage de générer une espèce de patience sociale et de lever des espoirs communs.

La pandémie de la covid est venue bousculer ces rêves de présent intégral. Tout a été figé tout à coup, les transports suspendus, le flux distendu, la course folle de chacun stoppée. Nous avons retrouvé ou découvert la vie commune dans nos maisons, le silence dans les villes, la lenteur d’une existence apaisée, les angoisses aussi, le désir de faire vivre le local, de se retrouver à une plus petite échelle, un besoin de savoir qui on est, ce qu’on fait ensemble, notre histoire commune… Se sont même insinués le doute et la suspicion dans les techniques, dont les mouvements contre les vaccins sont l’une des manifestations.

Avec cette crise qui stoppe net les illusions de la modernité et l’hédonisme de la postmodernité, on peut mesurer peut-être mieux encore le vide dans lequel nous nous trouvons. La modernité et la postmodernité sont deux manières de concevoir l’homme sans Dieu, deux tentatives pour combler l’absence de transcendance par d’autres absolus, l’Histoire ou le Moi. Ce monde qui ne croit plus dans la tradition et dans la transmission, qui leur a préféré le présent et la communication horizontale, se trouve aujourd’hui dépourvu, face au vide, inapte à affronter les épreuves qu’il a pensées toujours surmontables.

Nous venons de vivre un choc (et nous le vivons encore), qui est que notre représentation du monde en a pris un coup. Nous pensions appartenir à un monde, lancé comme une sorte de fusée qui traversait le temps avec aisance et nous emportait dans une sorte de voyage sans limite et sans obstacle. Nous nous sentions des voyageurs sans bagage, libres, nous déplaçant sans limite, d’un bout à l’autre de la Terre, consommant avec avidité toutes sortes de produits, des biens matériels, des émotions, des idées, des rêves, changeant de vie comme nous le voulions, ou à peu près. Et puis, le choc. Un arrêt brutal de tout cela. Immobilisation des avions et des voitures, des spectacles et des produits. Tout à coup empêchés de se livrer à nos caprices, aux délices de la vitesse sur laquelle on surfe, à l’illimité de la liberté. Ce monde-là, ce monde sans Dieu, s’est arrêté en mars 2020. Un choc. Même si le monde d’avant, comme on dit, a repris, on sait bien que non, il n’a pas vraiment repris. On sait bien qu’il y a un après et que cet après signifie qu’on a changé de monde. En fait, bien entendu on n’a pas changé de monde, mais juste de manière de le voir. Y a-t-il un après à la modernité et à ses avatars ?

Il y a pour nous chrétiens une autre manière de concevoir le temps et l’histoire. Pour nous, aussi, il y a bien une finalité à la marche du temps, la Parousie, que nous attendons, le temps de la Réconciliation de Dieu et du monde. Elle achèvera l’Histoire, mettra un point final au Temps. Mais cette Réconciliation a déjà eu lieu, au cœur de l’Histoire, c’est l’évènement de la Résurrection de Jésus Christ, la première Parousie. Nous sommes dans un temps intermédiaire, comme dirait Karl Barth. Un temps qui n’est donc pas linéaire comme le pense la modernité, mais qui fait se nouer le passé et l’avenir.

C’est ce qui dit très bien le prologue du Petit Exorde, que reproduisons en tête de ce numéro, comme la bannière d’une autre vision du monde, où Dieu occupe la place centrale, où le passé féconde l’avenir, où l’avenir féconde le passé.

Ce quatrième numéro de l’année interroge la question de la modernité à l’aune de Cîteaux. A commencer par sa fondation. Il y a dans l’évènement de Cîteaux, au XIIe siècle, un grand paradoxe : il est la fondation de quelque chose de nouveau, que ses initiateurs appelleront d’ailleurs le Nouveau monastère, révélant une attitude qu’on pourrait dire « moderne », qui affirme fortement l’émergence du neuf, le surgissement d’un avenir différent. Mais cet événement a lieu au nom d’une tradition oubliée, d’un retour à la Règle de saint Benoît, qui est aussi un retour à l’évangile.

Le retour, c’est ce que prépare aussi le prophète Jérémie lorsqu’il est emprisonné dans une prison au cœur de Jérusalem assiégée par les Chaldéens. Il prépare l’avenir d’une nouvelle Jérusalem avec les outils donnés par Dieu dans le passé, au temps de Josué. La fête de la Nativité que nous fêtons ces jours-ci est aussi pour saint Bernard l’occasion de montrer comment Dieu retourne l’histoire humaine et rend obsolète toute idée de modernité. La dédicace de l’église de Clairvaux que nous avons fêtée pour la première fois le 13 novembre dernier nous introduit dans une lignée et dans une nécessaire transmission.

Pierre Alban Delannoy